Jeudi.

Jeudi matin, je démarre en scooter pour le boulot, juste après le passage du camion de la voirie. Comme chaque semaine, les containers, vidés automatiquement par un système de levage et scanning du code barre, sont laissés en plein milieu du trottoir, ce qui rend le passage difficile, voire impossible – il faut parfois descendre sur la chaussée. J’avais déjà interpellé un éboueur à ce sujet, qui m’avait répondu qu’il allait « en parler au chauffeur ». Voyant qu’il y avait rien à attendre de ce côté, j’avais donc appelé le service de collecte des déchets pour me faire carrément insulter au téléphone.

Je prends ensuite ma route habituelle, à travers bois et campagne, où je m’arrête régulièrement pour déposer sur le talus les cadavres des petits animaux – écureuils, belettes, renards, oiseaux, fouines, chats et maintenant ratons laveurs – écrasés par les chauffards qui m’ont précédé et sur lesquels tout le monde se fout éperdument de rouler jusqu’à ce qu’il n’en reste que de la bouillie. Je risque ainsi ma propre vie puisque quasiment personne ne roule à moins de 120km/h sur des routes limitées à 90 et qu’entre les ouvriers mal dessoûlés de la veille et les bobonnes défoncées aux anti-dépresseurs – 300 000 000 (trois cent millions) de doses annuellement dans le pays – comme celle qui m’a envoyé dans le décor pendant que je la dépassais, très peu sont même vaguement en état de conduire.

En chemin, je vois les buses déjà à la chasse, en vol stationnaire au-dessus des champs, et les milans qui planent haut dans le ciel. Je vois le monde à travers leurs yeux, je sens le vent dans leurs plumes, et je suis bien, là-haut avec eux – une de mes vraies joies de la journée. Je prenais avant un autre itinéraire, devenu impraticable, où deux petits oiseaux qui connaissaient mon heure de passage m’attendaient sur une clôture pour faire la course, que je perdais évidemment à chaque fois. Je continue entre les prés où paissent de bonnes vaches, je remplis mes yeux de cette belle nature, un peu gâchée par des panneaux électoraux que personne n’a pensé à enlever.

Ce bonheur, j’en parlais récemment à une vieille dame croisée en promenade avec mes chiens, qui s’inquiétait beaucoup pour « sa Terre » qui, comme on le sait, va périr parce que la température moyenne a – temporairement – augmenté de 0,5°C (un demi degré) mais qui n’avait ni remarqué la végetation luxuriante, ni le retour en force d’espèces rares d’animaux – dont les milans royaux – dans nos contrées, et qui, n’ayant « pas le temps » de se fournir chez le fermier du coin (à dix minutes en voiture), contribue à la torture innommable des animaux d’élevage industriel. Cette amoureuse de la nature, qui pense que la Création est le fait du hasard et se cabre à toute idée de Dieu – l’hérédité, sans doute – évoquait aussi avec nostalgie son pauvre père, un militant communiste acharné pris d’un léger doute à la fin de sa vie. C’est bon de savoir que le massacre de cent millions de personnes n’aura pas été vain: il aura contribué à la remise en question, certes tardive, d’un membre du Parti.

Après être passé par un raccourci où je roule à 20 (vingt) à l’heure vu l’état de la route, mal rafistolée depuis 40 (quarante) ans – le bourgmestre refusant de faire les travaux nécessaires parce que « les gens y rouleraient trop vite » – j’arrive dans les rangées de maisons hideuses poussées depuis vingt ans dans le village dortoir où je travaille, où on trouvait encore il y a cinquante ans deux boulangers, une boucherie, une épicerie, tous les corps de métiers (couvreur, plombier, maçon, menuisier, médecin, etc), des cafés, et même un hôtel devant la gare maintenant désaffectée. La voie ferrée qui transportait autrefois des centaines de travailleurs vers Seraing – premier pôle industriel mondial devenu un cloaque rempli de chômeurs et d’assistés sociaux – et charriait des milliers de tonnes de pierre du pays destinées aux dizaines de tailleurs jadis installés en bord de chemin de fer, a été démontée pour faire la place à un Ravel – une voie pour promeneurs pédestres et cyclistes, les premiers se faisant régulièrement heurter par les seconds, qui n’actionnent jamais leur sonnette.

Je vais prester ma journée avec mes 5 (cinq) collègues, dans une entreprise qui comptait à sa création 120 (cent vingt) ouvriers, pour ma dernière année de travail à temps complet dans un boulot que plus personne ne veut faire – parce que fatigant – inclus dans la liste des 98 (nonante-huit) métiers en pénurie dans le pays et qui risque donc de disparaître définitivement. La boîte tourne encore assez pour payer les salaires et financer les besoins essentiels du patron – sports d’hiver, changement de voiture à 120 000 (cent vingt mille) euros tous les 2 (deux) ans – mais pas assez, semble-t-il, pour entretenir le matériel qui tombe littéralement en morceaux. Comme nous sommes également en pénurie de commandes, je reprends la route un peu plus tôt, particulièrement vigilant à certains endroits, notamment celui où j’ai failli me payer un frontal avec un « motard » – comme il en défile tous les week-ends des centaines dans le village – un retraité gâteux sur un engin qu’il ne maîtrise pas, qui doublait un tracteur en coupant la ligne blanche, dans un virage aveugle en sommet de côte.

Je croise aussi au passage des bus, dont certains chauffeurs se hâtent pour arriver en ville à l’heure de leur pause, où des gamines de 12 (douze) ans leur rendront un « petit service » – du genre que, traditionnellement, les épouses dévouées rendent à leur homme – en échange du petit billet qui servira à payer leurs besoins essentiels: shopping, smartphones, alcool et drogues dures diverses, dont mon épouse a appris d’une ancienne pensionnaire et d’un agent de police chargé de ramener dans l’institution les fugueuses en série, que tous les jeunes consomment en grande quantité, à part l’un ou l’autre cas isolé comme ce garçon studieux, courageux, discipliné, intelligent, honnête, poli et respecteux dont elle a la charge – et qui est, soit dit en passant, musulman.

Je passe devant la grande surface du village, où le parking plein me dit que le bon peuple va faire le plein de nourritures toxiques et autres plats préparés industriels – dont 30% (trente pour cent), chiffre officiel, finira à la poubelle – qui lui épargnent la douloureuse tâche de faire la cuisine, le rendent obèse et détruisent son système immunitaire, inconvénients que BigPharma promet de compenser en échange de leur gratitude éternelle et de leur haine des anti-vax, qu’ils aimeraient voir physiquement éliminés.

J’arrive dans mon village un peu avant l’heure où seront bientôt rentrés les containers, qui n’ont pas bougé d’un millimètre depuis le matin et je rentre dans ma rue, où la végétation est en train de tout envahir: autour de la maison du coin récemment rénovée pour en faire un Airbnb, où poussent des chardons d’un mètre de haut; devant toutes les maisons (sauf la nôtre) dont les abords ne sont plus entretenus; sur le parking de la pharmacie couvert de ronces et de liseron, où emmène pisser ses chiens – deux lévriers moches et agressifs importés d’Espagne – la dame de l’autre coin, aux paupières récemment refaites, qui ne manque jamais de s’extasier sur notre beau, bon et fidèle Amstaff, une race de chiens passés de mode, abandonnés en masse dans les refuges où ils ne trouvent plus maître et sont donc « euthanasiés » en série. Comme chaque jour, les Border collies enfermés dans le jardin dont l’arrière donne dans ma rue aboient désespérément, ce qui n’émeut guère leurs propriétaires, qui ne les ont jamais promenés depuis leur arrivée il y a trois ans.

Pas de signe de la bande de petites frappes locales qui cassent dans l’entité, depuis des années, les maisons de vieilles personnes, en toute impunité puisqu’il ne reste qu’un seul agent – féminin – à mi-temps au bureau de police du village et que le règlement lui interdit d’intervenir seule. Qu’à cela ne tienne, si l’envie leur en prend, je leur expliquerai ma notion de l’hospitalité.

Je retrouve mon épouse, qui, à 62 (soixante-deux) ans, quand elle n’est pas à son boulot à tenter de récupérer des enfants détruits par leurs parents, souvent seule à devoir gérer devoirs, bains, repas et coucher de dix-huit gamins à moitié dingues – le métier d’éducateur est lui aussi en pénurie – travaille d’arrache-pied chez nous, au potager ou dans la cuisine, interrompue dix fois par jour par des appels téléphoniques de sa fille en détresse, qui n’arrive pas à boucler ses fins de mois sur les maigres 3 000 (trois mille) euros que lui alloue l’État, entre allocations de chômage, allocations pour un handicap inexistant et allocations familiales pour deux gosses dont elle se plaint en permanence.

Je pourrais encore en remplir des pages, mais on va arrêter là pour l’instant.

Tout ça est assez préoccupant, bien sûr, mais il existe une solution très simple, celle qu’a choisie le bon peuple: faire semblant. Faire semblant que tout est exclusivement de la faute des autres: des migrants, dont la droite doit nous débarrasser d’urgence, ou de l’État, dont la gauche nous assure qui n’est pas assez gentil avec nous et que ça va changer.

Il faut aussi répéter que si ça va mal, c’est parce qu’on a pas assez voté à gauche, ou à droite – parce que c’est vrai que ça a tellement bien marché avant. À force de le répéter, il est même possible d’y croire, aussi manifeste soit-il que, des deux côtés, les politiciens sont soit de lâches opportunistes qui prennent leurs ordres d’en haut, soit des népotistes issus de dynasties de criminels assumés. Dans les deux cas, ils sont les derniers à se porter encore volontaires pour gouverner un peuple aveugle aux vices omniprésents dans ce système, en commençant par les siens. Voilà le seul avantage de la démocratie: on a le gouvernement qu’on mérite.

Il faut surtout espérer que tout ça ne donnera pas de mauvaises idées aux maîtres de ce monde et de leurs copains eugénistes, qui pourraient légitimement concevoir une certaine amertume du fait que le pétrole qu’ils nous ont généreusement alloué a permis au troupeau de passer en un siècle de deux à huit milliards de têtes et qui, lassés de ses jérémiades et de sa veulerie, pourraient vouloir inverser la tendance avec les moyens modernes, génétiques et autres, dont ils disposent aujourd’hui ou plus prosaïquement, en créant un conflit inutile avec la Russie, où on enverrait au massacre des millions de jeunes camés analphabètes dont personne ne sait quoi foutre, pour les remplacer ensuite par des gens plus dociles et moins exigeants.

Bref, la solution est de continuer de vivre dans le déni, la victimisation et la loi du silence en attendant que quelqu’un qui ne nous veut que du bien vienne ranger nos poubelles, ce qui devrait marcher, aucun doute là-dessus. Le seul problème étant que nous sommes vendredi.

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