Une société sans héritiers – par Marcello Veneziani.

Pour continuer la réflexion de mon article précédent.

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Une société sans héritiers

par Marcello Veneziani

28 avril 2024

Nous ne sommes pas des héritiers, nous ne laissons pas d’héritiers. Nous n’héritons rien de personne, nous ne lèguerons rien à personne. Voilà, pour le dire brièvement et brutalement, l’image de notre condition aujourd’hui. Chaque vie est une chose en soi. La déconnexion de l’avant et de l’après affecte chacun d’entre nous à des degrés divers et à des niveaux de conscience différents, dans notre vie personnelle, publique et sociale. La politique, elle aussi, esquive ou renie les héritages. En politique comme dans le commerce, il ne reste que marques inanimées et icônes fanées, mais rien qui ressemble à un héritage. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ou du moins dans l’histoire que nous connaissons, nous vivons une époque sans héritiers. Ou du moins la première à ne pas reconnaître l’héritage comme une valeur à préserver et à transmettre. La première époque à avertir, comme le roi Louis XV, qu’après nous viendra le déluge, que notre monde s’éteindra avec nous. Après nous, personne ne poursuivra notre œuvre, personne ne sauvera rien de notre patrimoine; nous ne laisserons aucune trace, tout sera effacé par l’eau et le vent. L’eau de l’oubli qui efface toute empreinte et le vent de l’effacement qui emporte tout. C’est le dénouement logique d’une société sans père, devenue ensuite une société sans enfant, une société parricide et infanticide, sous la bannière de l’orphelinat choisi. La société des mutants et des non-parents, du fait de la dénatalité et de l’avortement. L’ère du nihilisme finit par tenir sa promesse: de tout il ne restera rien, le néant après nous.

À qui laisse-t-on ses biens, sa richesse de vie, spirituelle et réelle, sa bibliothèque, ses archives de souvenirs, d’objets et de pensées? Aux rats et aux incinérateurs. Tout au plus, on extraira de ce patrimoine sa valeur vénale et mercantile, c’est-à-dire que ce qui a une valeur commerciale sera quantifié et vendu; s’il n’a pas de valeur économique, il faudra s’en débarrasser de la manière la plus rapide et la plus indolore, ce sera l’œuvre des vidangeurs ou des toilettes chimiques. Il devra disparaître sans laisser de traces. La qualité d’héritier est valable tant que l’on est chez le notaire, c’est-à-dire jusqu’à la commutation des intentions testamentaires en biens à jouir. Dans tous les domaines, ce qui n’est pas hérité et ne laisse pas d’héritage, ce qui est nouveau, inédit ou destiné à dépasser et à faire oublier tout antécédent, a une valeur positive. En politique, chaque leader et chaque mouvement doit se présenter comme nouveau, doit procéder à un remodelage radical qui consiste à défaire périodiquement les héritages afin d’apparaître plus adapté au présent et moins encombré de squelettes dans l’armoire, d’héritages encombrants à effacer. De nouvelles applications nous attendent, il n’est plus temps d’entretenir les anciennes. L’histoire elle-même est un fardeau insupportable. La technologie nous oriente sans cesse vers la mise à jour.

De même, les maîtres sont reniés, car nous ne nous sentons pas héritiers et continuateurs de leur œuvre et de leur leçon, ils n’ont rien à nous apprendre car ils viennent d’époques arriérées par rapport à la nôtre, avec des technologies résolument dépassées. Aucun habitant du passé ne peut nous guider vers l’avenir ni nous enseigner quoi que ce soit d’adéquat pour le monde à venir.

Du passé, seule la mémoire des victimes est conservée, mais il ne s’agit pas d’un héritage à préserver et à poursuivre, mais plutôt d’un avertissement à ne pas répéter ces erreurs/horreurs. La mémoire des victimes est un acte d’accusation et de rejet de l’héritage des bourreaux.

Comment la fin de l’héritage se manifeste-t-elle au niveau générationnel? Tout d’abord, on ne fait plus d’enfants; s’il y en a, ils partent, ils quittent la maison et la ville familiale, ils changent d’horizon. Et s’ils ne partent pas, ils se déshéritent, ils s’éloignent dans l’esprit et dans le cœur, ils croient que vivre c’est s’émanciper de ceux qui les ont mis au monde. Il y a des exceptions, et elles ne sont pas rares non plus, mais la tendance générale, l’esprit du temps, c’est ça. Pas d’héritiers.

Les pays se vident, il n’y a pas de renouvellement, les familles sont en voie d’extinction par dénatalité et émigration; des présences séculaires disparaîtront en quelques décennies; tout au plus en restera-t-il ailleurs un éparpillement dispersé. Nos contemporains se sentent enfants de leur temps plus que de leurs parents ou de leur pays d’origine et de leurs maîtres. Ils se sentent auto-fabriqués, ils se croient auto-créés, ils croient – même si ce n’est pas vrai – qu’ils fabriquent et autogèrent toute leur vie.

Du coup, plus rien ne se transmet, l’infidélité devient une valeur et un acte d’autonomie, tout devient rapidement obsolète: de l’obsolescence programmée des objets à l’obsolescence intégrale et inexorable des sujets, qui ne survivent que s’ils sont fluides, génétiquement modifiables, mutants.

Autre conséquence du refus de l’héritage: il ne vaut pas la peine de se souvenir, ou pire, d’avoir la nostalgie du passé et de ceux qui ne sont plus là; du temps perdu, un exercice vain, un spiritualisme grotesque contre le progrès inéluctable de la vie. C’est aussi pourquoi la transmission des savoirs, des principes, des pratiques, des coutumes, des expériences est interrompue: tout ce qu’on appelait autrefois tradition était fondé sur un principe d’héritage bi-univoque, c’est-à-dire reçu et délivré, que je résume dans le statut d’« héritiers enceints ». Le passé est dépourvu de valeur et de sens, il doit être effacé, supprimé, maudit, dépassé; tout est accéléré, mécanisé, remplacé. Rien n’est conservé, surtout pas le sens de la continuité.

Chaque vie s’achève sur une voie sans issue, ne venant de nulle part et ne continuant nulle part. Bienvenue dans la société sans héritiers. Il ne reste plus qu’à faire confiance à l’inattendu, à l’inconnu, à la pitié, aux virages en épingle à cheveux. Ou à un miracle à accomplir par des dieux indéfinis.

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