Ne sommes-nous pas des hommes?

J’en ai un peu plein les bottes de ressasser les mêmes rengaines sur les mêmes sujets. J’ai encore quelques trucs déjà prêts à publier, et deux ou trois nouveaux que je pourrais bien rédiger. En attendant, j’entame ici une série sur les « dix albums que j’emporterais sur une île déserte ». C’est pour me faire plaisir mais ça pourrait servir à certains jeunes qui pensent que ce qu’ils écoutent est de la musique.

C’est pas le hit-parade, on commence donc par le n°1, qui me donne en même temps l’occasion de déballer ce que je pense de l’humanité.


DEVO – « Q: Are we not men? A: We are DEVO! »

J’avais 14 ans.

J’étais punk.

Cette année-là sortait chez les disquaires cet objet:

C’était l’album, le disque était décliné en différente couleurs, y compris une version transparente avec la pochette dedans. Merchandizing gigantesque et lancement commercial en accord.

La première salve de leur contrat était un un single qui reprenait un standard du rock1 de nos parents, devenu une sorte de mondanité pour soirées mondaines, issue de la fausse révolte de la génération précédente, qui s’inquiétait de ne pas trouver satisfaction – pas faute d’essayer, vu ce que cette génération d’enfants gâtés s’était permis dans tous les domaines. Beurk. Beurk, beurk.

À voir la vidéo on sentait pourtant, comme dirait Ran-Tan-Plan, confusément quelque chose. L’étiquette de prix sur la basse de Casale et la phrase de batterie inversée de Myers donnaient un ton assez, comment dire, Devo? Et, comme nous ne le savions pas encore à l’époque, Mark et Bob faisaient jouer leur père dans la vidéo (dans le rôle du General Boy, le papa de Booji Boy), un de leurs running gags du genre « C’est qui le vieux dans ton clip, c’est ton père? »

Et puis l’album est sorti.

Cette année-là, chez ma tante française, avec mon cousin et ma cousine, on se le passait en boucle sur un petit lecteur à cassette portable mono au son bien pourri. Ça sonnait pourtant déjà mille fois mieux que les albums de Pink Floyd, Status Quo, et euh… des Rolling Stones – et du groupe dans lequel jouait mon père – qui passaient en boucle sur la chaîne du salon. C’était un signe. En Belgique, la majorité de mes congénères à crête étaient parfaitement satisfaits de la soupe qu’on leur servait sous le label punk/new wave: des arnaques comme les Sex Pistols et The Clash, que je n’ai jamais supportés. Certains d’entre nous attendaient pourtant autre chose

Après plusieurs années d’expérimentation dans un garage à Akron – où il faisait si froid en hiver que Bob Mothersbaugh et Bob Casale jouaient de la guitare avec des moufles (authentique) – c’est un petit groupe de l’Ohio, issu du petit monde universitaire intello américain, qui s’était donné bien du mal pour enfin arriver, après l’avoir peaufinée sur leurs scènes locales, à la musique que nous attendions. Notre musique. Celle que nous étions nés pour entendre.

La face A balayait enfin et sans appel tout ce qu’on avait jamais entendu, après quoi la face B réinventait le rock, depuis les premiers accords de « Gut Feeling » jusqu’aux dernières mesures de « Come back, Jonee », puis le frénétique « Sloppy » – qui démontait en quelques mots le rêve américain – et l’estocade finale de « Shrivel up » (voir ci-dessous). Nous étions conquis.

De leur côté, les membres du groupe se plaignaient de la production de leur album par Brian Eno2 et du fait que le studio de Conny Plank à Cologne n’était pas le bon endroit pour l’enregistrer3 – ce qui m’évoque l’image pittoresque de ces grands dadais yankee débarquant dans un aéroport allemand avec leurs caisses de matos. De l’album, Mark disait que c’était comme d’écouter Devo par un trou de serrure. Il se trompait, Eno est un génie de la production, il leur a donné un opus qui peut se réécouter des milliers de fois – ce qui est, j’avoue, mon cas.

Les vrais soucis de production allaient commencer à partir de leur deuxième album, qui liquidait le reste de leur catalogue de compositions – encore plus géniales. Bowie, qui chapeautait leurs débuts discographiques, allait le confier à un autre de ses producteurs récurrents, Ken Scott, capable du meilleur (« Alladin Sane ») comme du pire (« Ziggy Stardust »). C’est le pire qui prévalut, l’album tient du sabotage. La musique de Devo y est totalement castrée, stérilisée. Ça a encore moins de pêche qu’une démo… Pour se faire une idée de ce que ça aurait être, il reste les versions live – notamment dans un de leurs derniers concerts un peu (disons très) enlevés à Lollapalooza (en première partie de Metallica!) – réminiscent de leur époustouflante première tournée (son pourri, sorry) – avec une performance incroyable de « Blockhead », morceau qui passe totalement inaperçu en version studio et fout ici la trouille – Devo est un groupe aussi effrayant que rigolo – et où des compositions comme « Smart Patrol/Mr DNA » et « Gates of Steel » (un des rares morceaux à sauver du troisième album) donnent leur vraie mesure, voir ci-dessous.

C’était donc plié, il aurait fallu arrêter après « Q: Are we not men ». On se serait contentés d’écouter le reste sur les divers bootlegs qui circulaient à l’époque, et ils seraient entrés dans la légende. Mais ils ont continué, se sont trahis, ont trahi leur musique et leur public en rejoignant la mafia du show-business, entourée de la mafia du Renseignement, notamment de crasses comme Timothy Leary ou Neil Young, dont on aperçoit les sales tronches ici et là dans leur oeuvre.

Leurs albums suivants sont totalement dispensables. « Freedom of Choice », qui s’inspire de vieux standards rythm and blues, leur a amené un certain succès commercial, notamment grâce au très anodin single « Whip it ». Le groupe trouvera enfin son autonomie en produisant lui-même sa quatrième galette, « New Traditionalists » mais il est trop tard: malgré quelques titres bien foutus et quelques étincelles d’inspiration (« Enough said », qui figure quelque part sur ce blog), le son est envahi de claviers pompeux, d’une batterie lourdingue et, comble de l’ironie, les paroles tombent dans le premier degré. Le titre de leur suivant (« Oh no, it’s Devo! ») peut aussi être pris au premier degré, il est fatigant et sans intérêt. Leur sixième, « Shout » est une merde inécoutable, un mur sonore concocté sur Fairlight CMI, premier synthé/sampler de gros calibre entièrement digital que quasiment personne ne maîtrisait à l’époque, et encore moins eux, qui expliquaient pourtant à leurs débuts que pour obtenir un son intéressant, il fallait soit du matos de pointe, soit des gadgets ridicules. Ils auront donc confondu les deux et au final loupé leur transition du garage vers le studio.

Leur extraordinaire et irremplaçable batteur Alan Myers, l’épine dorsale du groupe, quitte d’ailleurs le groupe peu après parce qu’il en a marre, à juste titre, d’être remplacé par une boîte à rythme4. Il meurt en 2013, Bob Casale en 2014 (j’ai juste oublié de mentionner qu’il y a deux fois deux frères dans le groupe: Bob et Gerald Casale, Bob et Mark Mothersbaugh). Les autres vieillissent très mal, devenant des caricatures d’eux-mêmes, de vieux cons pathétiques qui tentent de retrouver un peu de leur fraîcheur des débuts en reprenant en concert les expériences musicales de leur garage à Akron.

Assez pitoyable, Gerald Casale, auteur de la pseudo-théorie de la dévolution, réalise avec effroi – et un peu de retard – que ce qu’il écrivait à l’époque par dérision était encore en-dessous de la réalité. Mark compose des musiques pour des films sans intérêt. Il chope un méchant Covid en 2020 et se réjouit que le vaccin sorte. Sans commentaire…

Les membres de Devo sont devenus leurs propres pères, qui meurent sous leur propre casquette (cf « Shrivel up », ci-dessous). Ils n’auront finalement rien compris du sérieux de leurs blagues: au commencement était la fin, Dieu a créé l’Homme et c’est un singe qui a fourni la colle. Ouaip. C’est exact.

L’humanité est malade et ça pourrait être contagieux, nous disaient cinq mecs plutôt bons musiciens et très doués pour en faire quelques chansons qui visaient juste, avant d’être eux-mêmes contaminés. Dommage, ils aimaient leur musique et nous aussi. Fallait pas espèrer plus. On n’a d’ailleurs rien fait de mieux avant ni après. Il n’y a que l’éphémère qui soit éternel.

« Q: Are we not men » était le commencement et la fin5 de Devo.


Nous sommes en 2024.

La musique est redevenue à 99% la daube d’avant. Celle qui naît dans des garages mal chauffés meurt assez rapidement si on l’en sort – la chaleur des studios, sans doute. Ça ne s’arrangera pas avec l’intelligence artificielle.

Les gens d’aujourd’hui m’emmerdent toujours autant. Ce qu’ils disent, ce qu’ils pensent, ce qu’ils font et finalement, ce qu’ils sont. Sont-ils des hommes ou ont-ils dévolué? To be or not to be Devo, c’est la question. Ce que je sais c’est que même en se foutant un pot de fleur en plastique rouge sur la tête, difficile de faire plus vulgaire. C’est comme ça qu’ils étaient quand je suis arrivé et ça ne s’est pas tellement arrangé entretemps.

Je me flétris mais contrairement aux Hommes qui faisaient la Musique, je suis resté fidèle à moi-même.

Je n’ai pas perdu ma grande gueule.

J’ai toujours 14 ans.

Je suis toujours punk.

Et nous sommes tous Devo!


C’est une réalité de la vie
Tu ne peux pas revenir en arrière
C’est une loi divine
Tu perdras ta grande gueule
C’est une réalité de la vie
Ça ne se vend qu’en paquet
C’est une loi divine
Tu finiras par rétrécir

Encore une corvée?
Mais tu es à court de jus
Tu ferais bien de l’accepter
Et crever sous la casquette de ton père

Flétris-toi!

C’est tout en haut sur la liste
Tu n’as pas le droit de te fâcher
C’est la règle numéro un
Une vie rangée n’est pas amusante
Parce que c’est une réalité de la vie
Tu ne peux pas revenir en arrière
C’est une loi divine
Tu perdras ta grande gueule

C’est vrai et c’est prouvé
Tu dois péter et faire caca6
C’est une loi divine
Tu finiras par rétrécir
Encore une corvée?
Mais tu es à court de jus
Tu ferais bien de l’accepter
Et crever sous la casquette de ton père

Flétris-toi!

Flétris-toi, Devo!

DEVO, Shrivel up, paroles de Gerald Casale et Mark Mothersbaugh

  1. D’un groupe de milliardaires dégénérés et camés dont on avait rien à caler. ↩︎
  2. … et Bowie, qu’on retrouve dans quelques autres de mes albums « île déserte ». ↩︎
  3. La genèse de l’album, l’article de Wiki susmentionné en donne quelques infos utiles, quoiqu’en anglais. ↩︎
  4. Tout comme XTC, qui a également commencé son déclin après la perte de son génial batteur Terry Chambers. ↩︎
  5. « In the beginning was the end » est la pierre d’édifice de la dévolution, tirée de la deuxième loi de la thermodynamique, l’entropie. ↩︎
  6. « You gotta pooty-poo-poo »: la danse des Devo-tees se nommait le poot – le pet. ↩︎

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