Un très grand merci à John et Adam, à qui je pique (encore une fois) une info de leur meilleur podcast de l’univers, NoAgenda n°1561.
C’est un article qui date de début 2017, publié sur Statnews, une vitrine des technologies médicales destinée aux investisseurs et actionnaires. On y parle de Moderna, de ses projets en cours à l’époque et de ses perpectives d’avenir. Lire ça aujourd’hui donne le vertige et permet, comme vous allez le voir, de comprendre beaucoup de choses qui se sont passées depuis. J’ai (difficilement) résisté à la tentation de souligner les passages qui devraient déclencher votre système d’alarme, mais je fais confiance à votre radar personnel pour les repérer.
Afin de ménager la sensibilité du lecteur, je n’ai pas inclus la photo de Stéphane Bancel.
Note de traduction: « In need of a Hail Mary », littéralement, « qui a besoin d’un Ave Maria », décrit une situation inextricable que seul un miracle peut sauver. Nous connaissons tous aujourd’hui le nom de ce « miracle ».
Moderna, financée à grands frais, se heurte à des problèmes de sécurité dans sa tentative audacieuse de révolutionner la médecine
Par Damian Garde
10 janvier 2017
SAN FRANCISCO – Moderna Therapeutics, la société privée la plus valorisée dans le domaine de la biotechnologie, a rencontré des problèmes de sécurité inquiétants avec sa thérapie la plus ambitieuse, a appris STAT – et mise maintenant sur une nouvelle technologie mystérieuse pour maintenir à flot sa promesse insolente de réinventer la médecine moderne.
Il y a exactement un an, Stéphane Bancel, PDG de Moderna, parlait de l’avenir « incroyable » de son entreprise devant une foule debout lors de la conférence annuelle J.P. Morgan Healthcare Conference. Il promettait que le traitement de Moderna pour une maladie rare et débilitante connue sous le nom de syndrome de Crigler-Najjar, développé en collaboration avec le géant de la biotechnologie Alexion Pharmaceuticals, entrerait en phase d’essai chez l’homme en 2016.
Il devait s’agir de la première thérapie utilisant une nouvelle technologie audacieuse qui, selon Bancel, produirait des dizaines de médicaments au cours de la décennie à venir.
Mais le traitement de Crigler-Najjar a été indéfiniment postposé, a déclaré une porte-parole d’Alexion à STAT. Il ne s’est jamais avéré suffisamment sûr pour être testé chez l’homme, selon plusieurs anciens employés et collaborateurs de Moderna qui ont travaillé en étroit contact sur ce projet. Incapable de faire avancer cette technologie, Moderna a dû se concentrer sur le développement d’une poignée de vaccins, se tournant vers un domaine moins lucratif qui pourrait ne pas suffire à justifier la valorisation de près de 5 milliards de dollars de l’entreprise.
« Il n’y a que des vaccins en ce moment, et les vaccins sont un produit d’appel » [NdT. Un produit d’appel (ou leader) est une stratégie de prix qui consiste à vendre un produit à un prix inférieur à son coût de marché afin de stimuler d’autres ventes de biens ou de services plus rentables], a déclaré un ancien dirigeant de Moderna. « Moderna est aujourd’hui une entreprise de vaccins de plusieurs milliards de dollars, et je ne vois pas comment cela pourrait durer. »
M. Bancel n’a pas mentionné le médicament Crigler-Najjar lorsqu’il s’est exprimé lundi devant une salle tout aussi bondée lors de la conférence J.P. Morgan de cette année.
Sa présentation s’est plutôt concentrée sur quatre vaccins que l’entreprise fait passer par la première phase des essais cliniques: deux ciblent des souches de grippe, un troisième est destiné au virus Zika, et le quatrième reste secret. M. Bancel a parcouru des graphiques de données issues d’études sur les animaux avant de se hâter de vanter le bilan de Moderna et d’évoquer les vaccins anticancéreux de la société, dont les essais cliniques sont prévus dans le courant de l’année.
Lorsque STAT a interrogé Bancel au sujet de Crigler-Najjar après la présentation, il nous a renvoyés à Alexion.
Besoin d’un Ave Maria
Fondée en 2012, Moderna a atteint le statut de licorne – une valorisation d’un milliard de dollars – en seulement deux ans, plus rapidement qu’Uber, Dropbox et Lyft, selon CB Insights. Le principe de l’entreprise: à l’aide de brins d’ARN messager sur mesure, connus sous le nom d’ARNm, elle vise à transformer les cellules du corps en usines à médicaments ad hoc, les obligeant à produire les protéines nécessaires au traitement d’une grande variété de maladies.
Mais l’ARNm est une technologie délicate. Plusieurs grandes entreprises pharmaceutiques ont essayé et abandonné l’idée, peinant à introduire l’ARNm dans les cellules sans déclencher de graves effets secondaires.
M. Bancel a promis à plusieurs reprises que les nouvelles thérapies de Moderna allaient changer le monde, mais l’entreprise a refusé de publier la moindre donnée sur ses véhicules à ARNm, suscitant le scepticisme de certains scientifiques et une réprimande de la part des rédacteurs de la revue Nature.
Le retard indéfini du projet Crigler-Najjar est révélateur de problèmes de sécurité persistants et inquiétants pour tout traitement à base d’ARNm qui doit être administré en doses multiples, couvrant presque tout ce qui n’est pas un vaccin, ont déclaré d’anciens employés et collaborateurs.
Lundi, l’entreprise a dévoilé une nouvelle technologie qui, selon elle, permet de délivrer l’ARNm de manière plus sûre. Elle s’appelle V1GL. Le mois dernier, M. Bancel a parlé à Forbes d’une autre nouvelle technologie, le N1GL.
Mais dans les deux cas, l’entreprise n’a fourni aucun détail. Ce manque de précision a inévitablement soulevé des questions.
Trois anciens employés et collaborateurs proches du processus ont déclaré que Moderna s’efforçait toujours de mettre au point de nouvelles technologies d’administration dans l’espoir de trouver quelque chose de plus sûr que ce qu’elle avait déjà. (Même M. Bancel a reconnu, dans une interview accordée à Forbes, que la méthode d’administration utilisée pour les premiers vaccins de Moderna « n’était pas très bonne »).
N1GL et V1GL sont-ils meilleurs? L’entreprise n’a produit aucune donnée permettant de répondre à cette question. Lorsque STAT a posé des questions sur les nouvelles technologies, Bancel a renvoyé les questions aux dépôts de brevets de l’entreprise.
Les trois anciens employés et collaborateurs ont déclaré qu’ils pensaient que le N1GL et le V1GL étaient des découvertes très récentes, qui n’en étaient qu’aux premiers stades des essais, ou bien que de nouveaux noms avaient été donnés à des technologies que Moderna possédait depuis des années.
« Il faudrait que [la technologie] soit miraculeuse, qu’elle soit sauvée par une sorte d’Ave Maria, pour qu’elle puisse atteindre son objectif dans les délais impartis », a déclaré un ancien employé. « Soit [Bancel] est extrêmement confiant dans le fait que cela va fonctionner, soit il commence à s’inquiéter du fait que l’absence de progrès l’oblige à présenter quelque chose ».
Les anciens employés et collaborateurs qui ont parlé à STAT ont requis l’anonymat parce qu’ils avaient signé des accords de non-divulgation – que Moderna, une entreprise très secrète, exige même de certains candidats à l’emploi.
L’année dernière, une enquête de STAT a révélé que Bancel avait fait fuir les meilleurs talents de Moderna avec une culture de récrimination et un environnement de travail caustique, y compris des licenciements sur le champ pour des expériences qui n’avaient pas abouti.
L’entreprise, basée à Cambridge, dans le Massachusetts, semble avoir redoré son blason auprès de nombreux employés de base, et a été saluée par Science Magazine et le Boston Globe, mais Moderna a perdu plus d’une douzaine de scientifiques et de gestionnaires de haut niveau au cours des quatre dernières années, en dépit de ses vastes ressources financières.
Un bug dans le logiciel
M. Bancel, qui dirige pour la première fois une entreprise de biotechnologie, a rejeté les questions concernant le potentiel de Moderna. Il décrit l’ARNm comme un moyen simple de développer des traitements pour des dizaines de maladies. Comme il l’a déclaré à STAT au cours de l’été, « l’ARNm est comme un logiciel: il suffit de faire tourner la manivelle pour que de nombreux produits entrent en phase de développement ».
Il semble toutefois évident que le logiciel a connu des bugs.
Les patients atteints de la maladie de Crigler-Najjar sont dépourvus d’une enzyme hépatique essentielle à la décomposition de la bilirubine, une substance jaunâtre qui apparaît dans l’organisme lors de la décomposition des globules rouges. Sans cette enzyme, la bilirubine prolifère dans le sang, entraînant la jaunisse, la dégénérescence musculaire et même des lésions cérébrales.
Aux yeux de Moderna, cette maladie, qui touche un million de personnes, semblait être un candidat idéal pour une thérapie par ARNm. La société a créé une chaîne d’ARNm qui coderait pour l’enzyme manquante, pensant qu’elle avait trouvé un excellent point de départ pour prouver que la technologie pouvait être utilisée pour traiter des maladies rares.
Mais les choses se sont progressivement effondrées l’année dernière.
Chaque médicament possède ce que l’on appelle une fenêtre thérapeutique, c’est-à-dire la zone scientifique idéale où un traitement est suffisamment puissant pour avoir un effet sur une maladie, mais pas au point d’exposer les patients à un risque trop élevé. Pour l’ARNm, cette fenêtre s’est révélée impossible à trouver.
Pour protéger les molécules d’ARNm des défenses naturelles de l’organisme, les développeurs de médicaments doivent les envelopper dans une enveloppe protectrice. Pour Moderna, cela signifiait placer sa thérapie Crigler-Najjar dans des nanoparticules composées de lipides. Pour ses chimistes, ces nanoparticules représentaient un défi de taille: une dose trop faible ne permet pas d’obtenir suffisamment d’enzymes pour agir sur la maladie; une dose trop importante rend le médicament trop toxique pour les patients.
Dès le départ, les scientifiques de Moderna savaient que l’utilisation de l’ARNm pour stimuler la production de protéines serait une tâche ardue. Ils ont donc parcouru la littérature médicale à la recherche de maladies qui pourraient être traitées avec de petites quantités de protéines supplémentaires.
« Et la liste des maladies est très, très courte », a déclaré l’ancien employé qui a décrit Bancel comme ayant besoin d’un « Ave Maria ».
Crigler-Najjar était le candidat le plus évident.
Pourtant, Moderna n’a pas réussi à faire fonctionner sa thérapie, ont déclaré d’anciens employés et collaborateurs. La dose sûre était trop faible et les injections répétées d’une dose suffisamment forte pour être efficace ont eu des effets inquiétants sur le foie dans les études animales.
Le médicament, ALXN1540, a depuis été ajourné, Moderna travaillant sur de « nouvelles et meilleures formulations » qui pourraient plus tard faire l’objet d’essais chez l’homme, a déclaré Alexion dans un communiqué envoyé par courrier électronique.
Une valorisation énorme mais une filière modeste
L’échec de son premier traitement, le plus avancé, jette le doute sur les autres objectifs de Moderna dans le domaine des maladies rares.
Il remet également en question la valorisation de Moderna, estimée à 4,7 milliards de dollars par Pitchbook. La société a levé près de 2 milliards de dollars en espèces auprès d’investisseurs et de partenaires. Mais elle l’a fait en promettant une technologie révolutionnaire suffisamment sûre pour délivrer des doses répétées d’ARNm.
Les médicaments qu’elle propose actuellement, en revanche, sont plus modestes et reposent sur des administrations uniques d’ARNm. Outre les quatre vaccins, la société dispose d’un essai clinique de stade précoce ciblant les maladies cardiaques, lancé le mois dernier par son partenaire AstraZeneca. Le traitement consiste en une dose unique et n’utilise pas l’enveloppe délicate des nanoparticules.
Les vaccins sont loin d’être aussi lucratifs que le secteur des maladies rares que Moderna espérait dominer. Le marché est également beaucoup plus encombré; au moins sept vaccins contre le Zika, par exemple, sont en cours d’essai clinique ou devraient entrer en phase d’essai d’ici l’automne prochain.
Moderna dispose d’environ 1,3 milliard de dollars de liquidités, selon Bancel. Mais comme elle prévoit de dépenser plus de 300 millions de dollars par an pour investir dans sa technologie, elle devra un jour ou l’autre lever des fonds supplémentaires. L’étape la plus logique serait l’introduction en bourse, et l’année dernière, Moderna a réorganisé ses activités pour se préparer à une première offre publique.
Toutefois, compte tenu de son évaluation actuelle, l’introduction en bourse de Moderna serait la plus importante de l’histoire de la biotechnologie, ce qui laisse certains investisseurs perplexes quant à la manière dont le portefeuille de vaccins de la société pourrait justifier un tel chiffre. Si Moderna choisit de rester privée, il n’est pas certain qu’elle puisse lever davantage de fonds sans recourir à un redoutable « down round », au cours duquel les nouvelles actions sont vendues à un prix inférieur aux dernières.
Tant que Moderna n’aura pas démontré que sa technologie permet de traiter une maladie en toute sécurité, il sera difficile de répondre à ces questions.
« Mes amis me demandent s’ils sont comme Theranos, et je leur réponds que non [NdT. Theranos était une entreprise américaine dans le domaine des technologies de la santé dont les dirigeants ont été inculpés en 2018 pour fraude massive]; je pense que c’est une vraie idée », a déclaré un ancien collaborateur de Moderna. « La question est de savoir si cela peut fonctionner ».
Bancel ne fournit pas les données qui permettraient de répondre à cette question. Mais il affiche une confiance sans bornes.
« Je suis sûr que dans cinq ans, nous considérerons 2017 comme le point d’inflexion du décollage de Moderna », a-t-il déclaré lors de la présentation de lundi. « Nous avons la possibilité de transformer la médecine et nous n’abandonnerons pas tant que nous n’aurons pas atteint notre but et que nous n’aurons pas eu un impact sur les patients.